Les satires à tiroirs de Jörg Immendorff à la Fondation Maeght
La dernière en date des expositions de Jörg Immendorff en France a eu lieu en 1994 au centre d’art de Meymac (Corrèze). C’est dire combien l’artiste allemand est méconnu. Dans son pays, il n’en va pas de même pour de bonnes raisons – l’ampleur et la singularité de son œuvre – et pour de moins bonnes – quelques scandales de mœurs et un procès.
Né en 1945 en Basse-Saxe, élève de Joseph Beuys à l’académie des beaux-arts de Düsseldorf à partir de 1964, il y a vécu jusqu’à sa mort, en 2007, frappé par la maladie de Charcot qui le paralysa progressivement, rendant tout geste – et donc toute peinture – impossible dans les dernières années de sa vie.
Lui consacrer une exposition, c’est, pour la Fondation Maeght, remédier à cette ignorance, ignorance spécifiquement nationale si l’on en juge par le nombre d’expositions qui ont eu lieu du vivant de l’artiste et après son décès dans à peu près tous les pays d’Europe, aux Etats-Unis, au Mexique et en Asie. C’est aussi ne pas choisir la facilité, d’autant moins que bien des toiles et sculptures d’Immendorff ne se comprennent pas au premier regard, loin de là. A cela, deux raisons inséparables : la conviction constante de leur auteur que l’art doit prendre la parole dans la cité, et la nécessité, par conséquent, de multiplier symboles et allusions afin que données historiques et idéologiques soient clairement présentes.
Quand ces symboles sont collectifs, tel l’aigle impérial, le drapeau national ou la faucille et le marteau, la compréhension est en effet immédiate. Immendorff, dans les années 1970, est un peintre férocement critique qui traite sans ménagement ceux de ses confrères qui se disent « engagés », tout en restant placidement assis dans leurs ateliers ou en enseignant tranquillement dans une école. Contester et parodier sont alors ses activités principales, que ce soit par des actions dérisoires dans la rue ou par des toiles qui pastichent le réalisme socialiste.
L’Allemagne étant divisée en deux, il invente un lieu mythique, le Café Deutschland, grande salle divisée en deux moitiés par des colonnes ou des murs, est d’un côté, ouest de l’autre. On y tabasse, on y torture, on y fornique. Le peintre ivre mort ou désespéré dort effondré sur une table, son pinceau à la main. Une cartouche de dynamite tombe, lancée par un homme dont on ne distingue que le visage, celui d’un honorable quinquagénaire qui n’a rien d’un terroriste.
Café Deutschland III date de 1978, moins d’un an après la mort des principaux membres de la Fraction Armée rouge, la « bande à Baader ». On ne peut qu’y penser, d’autant qu’une autre toile de la même année dépeint l’explosion d’une bombe dans un salon de thé. Métaphore de l’Allemagne de ces années-là ? C’est probable. Pour signifier la guerre froide, Immendorff est aussi direct : corps et objets sont pris dans des blocs de glace anguleux qui se dressent dans des paysages ténébreux.
Séisme pictural
Dans sa peinture d’histoire, les références au nazisme sont aussi claires que dans les œuvres de ses contemporains Lüpertz ou Kiefer. Une fille à la robe trop retroussée a plusieurs croix gammées tracées sur les seins. Elle apparaît dans l’une des toiles majeures d’Immendorff, Beben/heben (trembler/soulever), séisme pictural qui culbute et précipite dans un tourbillon des corps féminins et masculins, des chevaux, des aigles, Hitler et le peintre lui-même. L’œuvre date de 1983 et contient la plupart des figures allégoriques tragi-comiques apparues dans la décennie précédente. Mais elle introduit, par le biais d’allusions plastiques et chromatiques, un autre système de un autre système de références, celles qui renvoient à l’art du XXe siècle. Dans Beben/heben, affleure ce que l’on appelle en France l’expressionnisme allemand, les groupes Die Brücke et Der Blaue Reiter : Kirchner, Nolde, Marc. Les Français aussi : Matisse et Picasso.
Commence alors une deuxième époque : après l’histoire politique, l’histoire artistique. Après la suite des Café Deutschland, celle des Café de Flore. Autre théâtre, mais même sens de la satire et du sacrilège, même aisance pour inventer des dispositifs symboliques. Sans doute aussi, plus grande difficulté de décryptage. Quand Immendorff dessine ou peint un avion de chasse qui porte le mot « Fluxus » sur la carlingue et que pilote un homme au chapeau vert, cet homme est Beuys, qui fit la guerre dans la Luftwaffe et participa au mouvement néo-dadaïste Fluxus dans les années 1960.
Les titres sont à tiroirs. Max, c’est Max Beckmann, quand ce n’est pas Max Ernst, à la physionomie très différente. Otto, c’est Otto Dix. Ernst, c’est Ernst-Ludwig Kirchner : autant de peintres persécutés par le IIIe Reich. Une roue de vélo ou un cigare signale la présence de Marcel Duchamp, fumeur de cigares et auteur du ready-made Roue de bicyclette. Et si un vase de tulipes rouges matissiennes s’appelle Le Vase de Manzoni, c’est que ses flancs sont ornés de dessins d’étrons, en hommage à la Merda d’artista, de Piero Manzoni. Hogarth, Picabia, Dubuffet : l’atelier est surpeuplé de spectres. Immendorff leur fait danser la sarabande. L’histoire de l’art finit en carnaval. Il en est l’un des pitres, déguisé en singe peintre.
Art par personne interpose
Vient le moment où Immendorff ne peut plus, physiquement, peindre. Mais il le peut mentalement. L’exposition consacre ses dernières salles aux toiles qu’Immendorff crée par le truchement de ses assistants. Il les compose dans sa tête et, assis dans son fauteuil roulant, commande l’exécution. Il faut prendre le temps de regarder le film de Nicola Graef, Ich, Immendorff, de 2007, quoique l’écran soit petit et placé dans un couloir. Il montre le processus de création. On y entend la voix de l’artiste, toujours aussi coupante que quand il allait bien et les ordres qu’il donne, sans précaution oratoire. On y voit les œuvres se constituer par agrégations et surimpressions d’éléments visuels. Il y a toujours autant de monde dans l’atelier. Cranach, Dürer et Goya s’invitent. Ils sont reçus par Hogarth, qui s’est installé à demeure, et par Duchamp qui est décidément le plus cher ennemi d’Immendorff.
Des écorchés anatomiques exhibent leurs muscles et leurs nerfs, ces muscles et nerfs qui dépérissent irrémédiablement dans le corps de l’artiste. Des flux colorés glissent sur ou sous les agrandissements de fragments de la Mélancolie, de Dürer et du Rake’s Progress, de Hogarth. On ne voit pas à quoi comparer cet effort ultime, cet art par personne interposée. En 2005, pour son ultime rétrospective berlinoise, Immendorff avait décidé de la scénographie : un village aux murs peints en rouge vif. C’était un hommage au film de Clint Eastwood, L’Homme des hautes plaines. Un cavalier solitaire vient venger son frère et contraint les habitants, qui avaient laissé celui-ci être fouetté à mort par des truands, à repeindre ainsi leurs maisons, à s’humilier, à obéir à un bouffon nain, à céder leurs femmes. Il les oblige aussi à changer le nom du bourg, renommé Hell. Jusqu’au bout, Immendorff a été ce solitaire dangereux, brutal et imprévisible.