Ceux qui ne se sont pas précipités, dès son ouverture, à la rétrospective de l’artiste britannique Peter Doig, qu’organise la Fondation Beyeler, à Riehen, près de Bâle, ont de la chance : le 9 février a ouvert au même endroit une exposition consacrée à Paul Gauguin. Il y a réellement des comparaisons intéressantes à faire.
Ce n’est pas tant parce que Doig, comme Gauguin avant lui, a choisi de vivre dans une île tropicale : Trinité-et-Tobago, dans les Caraïbes, a peu à voir, palmiers et plages de sable mis à part, avec les Marquises. On pense plutôt à un tableau comme Paragon, peint en 2006, dans une opposition chromatique violente de verts et de rouges, les figures marquées par des cernes noirs, que n’aurait sans doute pas désavouée Gauguin dont la palette était coutumière du fait. Car, devant la luxuriance, le chatoiement ou parfois la stridence des tableaux de Peter Doig, on pense d’abord peinture, et couleur, ce qui n’est déjà pas fréquent parmi ceux de sa génération (il est né en 1959, à Edimbourg).
« Work in progress »
On se trompe, pourtant. Il est autant préoccupé par les valeurs, les oppositions d’ombre et de clarté, et par le dessin. Une salle entière est en effet consacrée à ses travaux graphiques, des gravures notamment, qui sont exposées là pour la première fois, et selon Ulf Küster, le commissaire de l’exposition, « les peintures achevées que nous connaissons sont souvent le résultat du développement d’une image qui a d’abord vu le jour sous la forme d’une gravure ».
Doig lui-même les considère comme des essais préparatoires : « Ce qu’il y a d’intéressant dans les épreuves graphiques, c’est que ce sont en quelque sorte des work in progress (…) Quand on fait de la gravure, on peut effectivement conserver tel ou tel état ponctuel de la planche. Il m’arrive souvent de penser que les états sont plus intéressants que la gravure achevée. »
Tous les peintres le comprendront : un tableau en cours d’exécution est une succession d’états qui tous vont disparaître à mesure que l’œuvre s’achève. On peut éventuellement en conserver la trace photographique (ainsi la célèbre série de clichés de Dora Maar montrant les différentes étapes de Guernica), mais ce n’est qu’un pis-aller. En revanche, la gravure est une vraie trace : évoquant une planche réalisée dans sa jeunesse, Doig dit : « Elle montre ce que je voulais atteindre à cette époque-là en peinture. Je ne sais même plus comment je suis arrivé à ce stade. »
Et la gravure peut aussi influer sur le développement d’un tableau. Lorsqu’il réalisait Pelican (Stag), Doig était concentré sur sa toile, jusqu’à ce qu’il jette un œil sur la gravure « qui se réduit à la lumière sur le corps » : « Ça m’a donné l’idée d’appuyer les accents [de lumière] dans la peinture, ce qui l’a poussée dans une autre dimension. »
Gauguin ne détestait pas non plus flirter avec le symbole, voire le symbolisme. C’est aussi le cas de Doig, si ce n’est que les codes ont changé. Cette bouteille de bière abandonnée sur une grève?
C’est une Stag, brassée aux Caraïbes, dans l’île de la Grenade, au nord de Trinité-et-Tobago. Mais l’actionnaire majoritaire de la marque est un groupe de spiritueux canadien. Doig passa une grande partie de sa jeunesse dans les étendues canadiennes et, de la même manière que les homards d’Acadie ont suivi les Cajuns déportés par les Britanniques en Louisiane lors du « grand dérangement », la bouteille jetée près de la mer peut constituer un lien entre ses deux vies.
Comme le canoë, qu’il pratiquait assidûment là-bas, et tout autant ici. A Trinité-et-Tobago, au ras de l’eau, il lui donne la vision d’horizons différents. Haut placés le plus souvent (mais généralement aux deux tiers de la toile, Doig a un sens de la composition très classique), et une île en émerge. Pas celle des morts de Böcklin : les gens qui y furent amenés étaient encore vivants. Ou morts-vivants : Carrera, comme elle s’appelle, fut un îlot-prison au large de Trinidad.
Utilisation des photographies
Le canoë étant aux Canadiens ce que le vélo est aux Hollandais, le cassoulet à Castelnaudary (que nos lecteurs toulousains nous pardonnent), ou les röstis aux Bâlois, Doig le met à toutes les sauces. Celui-là, il l’emprunte à la pochette d’un disque des Allman Brothers : des musiciens alignés sur un canoë, Doig n’a conservé que le batteur, silhouette perdue sur ce long esquif flottant dans un espace gigantesque. C’est 100 Years Ago (Carrera). Cet autre bateau lui a été inspiré par la scène finale du film Vendredi 13, qui montre une fille rescapée du massacre dérivant dans un canoë.
Plus encore que la gravure, Doig utilise souvent des photographies, « à la manière dont les artistes du XIXe siècle s’en servaient : comme documents… ». Des reproductions de tableaux, par exemple, comme ces chasseurs peints par Courbet dans la neige, un tableau qu’il « n’a jamais vu en vrai ». « La neige est peu courante dans l’histoire de l’art, regrette-t-il. Je trouve qu’on ne la peint pas assez, surtout la neige qui tombe. Elle incite à l’introspection, à la réflexion. » Ses tableaux aussi, et de nos jours, ce n’est pas mince.
« Peter Doig ». Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, Riehen (Suisse).