Chaque mois, le critique et commissaire d'exposition Jonathan Chauveau nous raconte sa vision d'une œuvre ou d'un épisode de l’art contemporain. Aujourd'hui, il décèle une filiation entre Peter Doig et Paul Gauguin.
S’il y a bien une chose qui est sûre, c’est que le temps des œuvres d’art n’est pas le temps des hommes. Les relations qu’entretiennent entre elles les œuvres se fichent bien des dates, des géographies et des cultures. Le monde où elles échangent, se fécondent et se répondent les unes aux autres est un monde à part qui se situe sur un plan d’existence qui n’est pas le nôtre. Nous, simples mortels, pouvons seulement participer en esprit à leurs vies en enquêtant sur les liens intimes qu’elles partagent discrètement dans notre dos. Tout se passe en fait comme si elles menaient une double vie. La première, officielle, est connue de tout le monde. Elle se calcule en année de création, en prix de vente, en technique utilisé, en lieux d’expositions. La seconde, officieuse, est celle où, à l’abri des regards indiscrets, elles « couchent » entre elles sans souci du qu’en dira-t-on. « Pour vivre heureux, vivons cachés », dit un célèbre adage corse…
La visite des deux expositions de peinture Paul Gauguin (1948-1903) et Peter Doig (né en 1959) à la Fondation Beyeler, à Bâle, m’a récemment permis de mener l’enquête sur l’un des ces petits ménages qu’aiment à former en secret certaines œuvres d’art. Le fait qu’il s’agisse de deux peintures très célèbres n’enlevant rien - au contraire ! - au plaisir d’exposer au grand jour leurs frasques picturales. Il s’agit pour Gauguin du tableau « Pape moe : Source mystérieuse – Eau mystérieuse » peint en 1893 à Tahiti et, pour Peter Doig, de « Pelican (Stag) » peint 110 ans plus tard, en 2003, sur une autre île : Trinidad et Tobago. Ces deux peintures, dont la première représente une Tahitienne s’abreuvant à une source d’eau fraîche, et la seconde un homme blanc marchant devant une cascade, n’ont en apparence rien à faire ensemble. D’un côté une fringante, belle et affairée jeune femme qui ne nous voit pas. De l’autre un homme errant, au physique décati et dont les yeux vides regardent ailleurs… Mais vers où, justement, regardent-ils ? Ne serait-ce pas justement en direction de cette jeune Tahitienne, à 110 ans de distance?
La mise en relation de ces deux tableaux n’est pas le fruit de mon imagination seule. Paul Gauguin est en effet l’une des grandes sources d’inspiration revendiquées de Peter Doig et il est à peu près certain qu’il a peint ce tableau en ayant en tête celui de son illustre prédécesseur, le mot « source » valant bien sûr ici au sens propre comme au sens figuré. De Doig à Gauguin, de « Pelican » à « Pape moe », c’est-à-dire de cet homme occidental perdu dans son obscure forêt tropicale à cette jeune Tahitienne parfaitement inscrite dans son décor bucolique coloré, se mesure toute la distance qui sépare un monde paradisiaque fantasmé de la triste réalité d’un monde post-colonial désillusionné. Le regard de Peter Doig cependant ne fait en fin de compte que répéter comme un parfait écho celui, déjà mélancolique, de Gauguin un siècle plus tôt. Car c’est bien la même malédiction qui frappe les deux peintres : la conscience très claire d’une impossible fusion entre la culture occidentale et celle des peuples primitifs, aussi fraîche, disponible et facile d’approche qu’elle semble être. Il n’y a de paradis que perdu.
Nous pouvons ainsi remettre dans la bouche du personnage de Doig, dont la marche est arrêtée par la vision de cette scène idyllique, les mêmes mots désemparés prononcés par Gauguin pour décrire son tableau : « Je n’avais fait aucun bruit. Lorsqu’elle eut finit de boire, elle prit de l’eau dans ses mains et se la fit couler entre les seins ; puis, comme une antilope inquiète et qui d’instinct devine l’étranger, elle scruta le fourré où j’étais caché. Vivement elle plongea en criant ce mot : « Taehae… » (féroce). Précipitamment je regardais le fond de l’eau – disparue. Une énorme anguille seule serpentait entre les petits cailloux du fond. » La jeune Tahitienne a disparu à tout jamais dans le courant, laissant Paul Gauguin et Peter Doig seuls avec eux-mêmes dans une nature de plus en plus sombre mais qui continue néanmoins de leur parler confusément - comme dans le poème « Correspondances » de Charles Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles / L'homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l'observent avec des regards familiers. »