Sigmar Polke est né en basse Silésie en 1941. S’il était né à la fin du XVe siècle dans la vallée du Rhin, son nom serait dans les histoires de la peinture à côté de ceux d’Albrecht Altdorfer et de Matthias Grünewald. On se souvient d’une conversation avec lui alors qu’il accrochait l’une de ses rares expositions en France, en 1994. Il s’était lancé dans des considérations sur les mérites comparés des pigments bleus, déclarant sa préférence pour le lapis-lazuli, en accord avec ses prédécesseurs d’il y a cinq siècles. Puis il avait parlé des façons de faire naître des halos de clarté sur la toile et en était venu à Grünewald et au retable d’Issenheim, qu’il connaissait par cœur. Dans ces années, Polke expérimentait des résines et des mélanges plus ou moins empiriques.
Devant Lapis-Lazuli II, devant Comète, devant Indigo – devant nombre des grandes peintures réunies au Palazzo Grassi le temps d’une rétrospective d’une centaine d’œuvres –, ses phrases reviennent à la mémoire. Polke a été, jusqu’à sa mort en 2010, de ceux qui ont poussé loin, dans les directions les plus variées, des expériences susceptibles de renouveler et de révolutionner ce vieil art, la peinture. Il y a lui, son ami Gerhard Richter et Georg Baselitz. Des trois, Polke est le plus extravagant, le plus provocateur et le plus alchimique. Ce dernier terme doit être compris de deux façons : la matérielle et la poétique.
Alchimie
La matérielle, ce sont donc ces jeux de substances diverses projetées ou imprimées sur des supports qui, dans ses deux dernières décennies, ont des translucidités de papier huilé ou d’agate sciée et polie. Ce sont les poudres minérales diluées en nuages ou accumulées en écorces épaisses, avec, entre ces extrémités, toutes sortes de nuances de densité. Ainsi l’ensemble des vingt Epreuves couleur, accumulées entre 1982 et 1993 : sur un papier, toujours de même format, alternent légèreté et pesanteur, gestes appuyés et coulées délicates. Polke obtient des éclats de cristaux, vert de la dioptase, jaune rougeoyant de l’orpiment, écarlate du réalgar. Cette suite est aussi celle où le dessin suprêmement habile d’un Martin Schongauer refait surface à la fin du XXe siècle. Des entrelacs se nouent et se dénouent, que l’on croit de purs exercices de délectation graphique avant de s’apercevoir que, dans ces boucles, des visages grotesques sont inscrits.
La poétique de l’alchimie et son histoire sont explicitement évoquées quand Polke reprend des figures et des symboles pris à l’iconographie ancienne de l’occultisme. Hermès Trismégiste, cet auteur mythique de l’antiquité à qui sont attribués le Corpus Hermeticum et La Table d’émeraude – titre « polkien » – est honoré par quatre compositions qui agrandissent, colorent, brouillent et finissent par parodier ses portraits imaginaires gravés à fin du Moyen Age. Dans d’autres cas, les références sont moins directes. Pourquoi plusieurs toiles de 1982, sombres et parcourues de traces violettes, se nomment-elles Alcor, Mizar et Aldebaran ? Par référence à l’astronomie perse et arabe et aux pouvoirs magiques prêtés à ces planètes par les devins. Au centre de Conjunction (1983), le Soleil embrasse ardemment la Lune, symboles tirés de quelque tarot ou zodiaque.
Dandy acerbe
Si ce n’est que ce baiser astral est dessiné en bleu azur sur un fond fait de quatre bandes de tissus d’ameublement cousues ensemble : des tissus aux couleurs stridentes, aux motifs pauvrement décoratifs, vaguement géométriques ou étoilés façon emballage de Noël. De tels arrangements de nappes, de draps ou de housses Polke fait un usage très fréquent, depuis ses premières œuvres du début des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980. Il les choisit pour leurs bariolages et la niaiserie des motifs. Car son œuvre se place sous le signe de l’ironie. Ce qui a été dit de lui jusqu’ici pourrait faire croire qu’il aurait été possédé par le culte des maîtres anciens et qu’il serait indifférent au présent. Or citations et allusions ne sont pas à prendre au premier degré comme l’aveu d’un regret. Elles ne sont jamais simples, mais menacées par le burlesque, le parodique, l’absurde. Altdorfer, sans doute, mais à Las Vegas ou au supermarché. Avec l’art d’autrefois, Polke se conduit comme avec celui de ses contemporains et comme avec les imageries de l’actualité : en dandy acerbe. Un assassin élégant, capable d’une extrême brutalité.
La première œuvre que l’on découvre dans l’escalier majestueux du Palazzo Grassi se nomme Polizeischwein, ce qui se traduit par Cochon de flic. Polke transpose une photo consternante : un policier en uniforme pose accroupi à côté d’un cochon qu’il a coiffé de sa casquette. L’image est traitée en milliers de petits points noirs sur fond blanc, imitation de l’impression photomécanique qu’il a souvent pratiquée. Le visage du policier a été laissé en blanc, tête vide. Le visiteur est ainsi averti d’entrée : il y a un Polke politique, agressif et sarcastique. C’est celui qui s’empare des clichés de la prospérité allemande, du confort moderne et des industries du loisir pour les réduire à ce qu’elles sont, des propagandes en faveur de l’inconscience et de l’obéissance. Starlettes pâmées, sportifs en extension, faux Indiens de western : les clichés défilent, jeu de massacre où le pop art tourne à l’aigre. Le traitement qu’il réserve à son pays et ses concitoyens n’est pas plus tendre que celui que lui inflige au même moment Richter. Histoires du XXe siècle, en Allemagne et ailleurs, histoires de camps : Polke consacre une série à l’un des symboles de l’enfermement et du crime, le mirador.
Sa sensibilité aux événements est plus rapide que celle de la plupart de ses contemporains. Dès 1984, il dédie une toile monumentale aux émigrants qui essaient de forcer la frontière entre Mexique et Etats-Unis ; et, en 1992 aux réfugiés de toutes les guerres, toile pour notre temps : un couple fuit, encombré de ses valises. Aussi le seul regret que l’on ait dans l’exposition est-il qu’elle ne présente aucune des œuvres exécutées par Polke lors d’un séjour aux Etats-Unis, en 2002. Celles-ci traitent de l’hystérie nationaliste qui possédait alors le pays, de l’intervention au Proche-Orient des forces américaines et aussi du libre commerce des armes. Ce sont les peintures d’histoire les plus aiguës de notre temps, à base de photographies prises dans la presse. Seul Schiesskebab (1994) – tir-kebab littéralement – en donne une idée, allusion à l’Afghanistan où Polke s’était rendu en 1974.
Mais l’Afghanistan est aussi le premier producteur mondial de lapis-lazuli, ce beau bleu qu’il aimait tant employer : preuve que l’interprétation d’un Polke ne se livre pas dans l’instant et que le passé de la peinture et le présent du monde peuvent se rencontrer. De telles alliances subtiles, peu d’artistes en sont capables. Polke l’était, au plus haut point.